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Khatia à la croisée des chemins

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Khatia Buniatishvili (Photo : Julia Wesely)

Khatia Buniatishvili (Photo : Julia Wesely)

Pour son premier récital à Pleyel, elle avait fait se lever la salle comme d’un seul homme. C’est peu dire que, ce mardi 4 mars, Khatia Buniatishvili revenait en terrain presque conquis sur le lieu de ses exploits. Presque seulement, car contrairement à l’image où le marketing se plaît à figer les artistes comme des statues de cire, les musiciens changent autant qu’un public, cette masse anonyme qui n’est jamais complètement la même. À chaque instant de sa carrière, à chacun de ses passages dans les villes du grand circuit culturel international, l’évolution d’un interprète ouvre de nouvelles interrogations, inspire d’autres réflexions, soulève plusieurs doutes. Légitimes, d’ailleurs, en particulier pour une pianiste comme Khatia Buniatishvili qu’un merchandising habile a eu tôt fait de représenter en icône pour papier glacé, laissant la musique, (celle de Liszt, celle de Chopin) devenir la bande-son de « créations vidéo » maladroites ou risibles – à chacun d’en juger.

Certes, il est toujours permis d’espérer qu’une commercialisation appuyée épargne le talent musical, pour peu que l’artiste prenne son parti de ce jeu dont on n’écrit jamais les règles soi-même, sans avoir à se retirer du monde médiatique comme a pu le faire Radu Lupu. « La voir et la croire », avais-je d’ailleurs écrit de retour de son premier récital à Pleyel, lequel m’avait laissé enthousiaste bien que l’impact du jeu de Buniatishvili m’avait imperceptiblement paru s’émousser : elle qui trouvait, là voilà qui cherchait. Quelque temps plus tard, la Géorgienne revint à Paris, cette fois en tant que soliste de l’Orchestre de Paris dans le Concerto pour piano n°2 de Franz Liszt, où son discours semblait cacher, derrière ses fulgurances coutumières, de bien surprenantes errances. Mais rien, là encore, ne pouvait laisser présager des options très questionnables prises par la pianiste lors de son récital du 4 mars.

L’entendre romantiser le Menuet en sol mineur de Haendel (arrangé par Kempff – son premier bis) n’avait cependant rien d’une surprise pour ceux qui l’avaient entendue appliquer pareil traitement à la transcription de l’air Schäfe könner sicher weiden joué en rappel de sa prestation parisienne du mois de juin. Reste qu’à elle seule, cette pièce – tout comme d’ailleurs, son deuxième bis, un Prélude en mi mineur opus 28/4 de Chopin enveloppé dans une unique nuance mezzoforte – fut symptomatique de la tentation d’un jeu hors style illustré par la pianiste tout au long du récital et soutenu par des moyens techniques toujours aussi impressionnants. Si l’on devait n’en garder qu’un exemple, ce serait cette Valse de Maurice Ravel qui défila à une vitesse d’autant plus sidérante que la pianiste aurait pu mettre à profit les 17 minutes prévues par la note de programme pour exécuter le morceau en le jouant in extenso une deuxième fois d’affilée. Hélas, des sombres murmures des premières mesures à la catastrophe finale, il fut bien souvent difficile de trouver le fil conducteur de ce tourbillon de notes joué le pied rivé à la pédale.

Buniatishvili avait-elle pour autant l’intention de ne présenter au public qu’un spectacle digital vide de sens ? Loin s’en faut. On peut même se demander si le choix de Gaspard de la nuit, de La Valse et des Tableaux d’une Exposition n’entendait pas arracher ces pièces au « programme » littéraire ou artistique – disons, plus largement, à l’argument – imaginé par leur auteur. Et si ce traitement de choc n’avait eu pour but que d’expurger ces pièces de leur encombrant vernis extra-musical pour les faire sonner comme de la musique pure, radicalement tournée vers la modernité – dûssent-elle avoir l’air d’être sorties de la plume d’un Maurice Prokofiev ou d’un Modest Bartok ? À ce titre, ce sont bien ces Tableaux d’une Exposition qui résument encore le mieux les paradoxes d’une pianiste capable d’habiter des tempos particulièrement retenus – le Vieux Château – et de faire sonner sans dureté les accords de La Grande Porte de Kiev, mais aussi de froidement faire un sort aux Tuileries et aux Ballet des poussins dans leur coquille, joués au même tempo et dénués de charme, sans parler des exagérations et des approximations de Baba-Yaga.

« Elle ne joue que les pièces où elle a quelque chose à dire. » Finalement, c’est encore ce jugement de spectateur qui résume le mieux l’état actuel de la manière pianistique de Buniatishvili. En dépit des risques d’isolement auto-parodique que peut contenir cette démarche, ce que prouve avant tout cette recherche de singularité, c’est que le don de plaire est l’un des bien les plus précieux dont puisse disposer un artiste. Le plus fragile, aussi.

(Maurice Ravel : Gaspard de la nuit, La Valse, Modest Moussorgsky : Tableaux d’une Exposition ; Khatia Buniatishvili ; Salle Pleyel, le 04/03/14)



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